dimanche 22 décembre 2024
Mon compte
Vous n'êtes pas identifié
.
Paiement en ligne sécurisé par e-transaction du Crédit Agricole
Panier littéraire
Le panier est vide

À compter du 29 août 2018 les connexions sont cryptées pour la sécurité de vos paiements.

Patrick Laupin ou une parole inouie

Lucien Wasselin

La Tribune de la Région Minière, n° 3278 du 26 septembre 2007

C'est un livre étrange parce qu'inclassable, parce qu'échappant aux classifications habituelles de l'édition que cet ouvrage de Patrick Laupin, L'Homme Imprononçable, inclassable parce que c'est un recueil d'une cinquantaine de textes dont on ne sait trop de quel genre ils relèvent quand il ne s'agit pas de poèmes (car il y a des vers dans ce livre, et de fort beaux): courts textes (une, deux ou trois pages) en équilibre instable (?) entre le poème en prose et le texte de réflexion, une réflexion qui touche alors à la sociologie, à la morale, à l'esthétique (ou plutôt au sens du beau) ou textes plus longs qui s'ils tendent à démontrer quelque chose le font très librement et se déroulent lentement dans une tonalité particulière, feutrée, automnale dirais-je (je ne sais trop pourquoi ce mot me vient sous la plume, mais il me semble correspondre à l'écriture de Patrick Laupin).

Les premières pages du livre sont explicites quant au projet de l'auteur : « Je voudrais que s'entende comment la violence historique rentre dans les corps, crée en chacun de nous une parole non parlée, un soliloque muet. » Le titre du livre, alors, s'éclaire. Et le chacun laisse entendre que la parole des autres sera accueillie en ces pages. Le projet, dès lors, est de faire entendre cette voix, ces voix « sans quoi l'homme est un être donné pour le néant et la disparition.» Patrick Laupin s'attaque au discours commun dominant, à ce brouhaha verbeux partagé par le plus grand nombre, complaisamment déversé par ceux qu détiennent le pouvoir de parler au nom des autres. Un pouvoir usurpé, cela va sans dire...
Mais je reste là dans des généralités. Il faut lire ces pages et l'on découvre une galerie de portraits de personnages divers, rencontrés tout au long d'une vie. Patrick Laupin les décrit avec attention et empathie. Il recueille leurs propos qu'il insère dans ce livre, directement ou indirectement. Des propos qui,ont toujours quelque chose de singulier, qui témoignent de ce qu'il y a de plus intime dans chaque individu. Si l'approche est intellectuelle, elle est aussi d'une grande sensibilité. Il faudrait citer de nombreux passages. Je me contenterai d'un seul, j'ai beaucoup aimé ce texte intitulé L'abri des cheminots, qui parlera à quelques uns qui ont en commun ces souvenirs avec Patrick Laupin : « J'entends encore le cri rauque de la draisine quand le chiffon rouge tournoie au ballast.» Ou, plus loin : « Je vous revois dans la douleur hâve appuyés contre les poutres et les madriers. » En peu de mots, la réalité du monde du travail est dite.

Patrick Laupin s'attache donc à des hommes simples, qui ne maîtrisent pas toujours la parole, mai qui tiennent des propos profonds, des propos qui en disent long sur la vie, la réalité, l'amitiés, le désespoir... " Ce qu'on appela naguère la conscience ouvrière est aujourd'hui la proie d'une fatalité où les mots n'arrivent plus à dire l'oppression du temps volé, les murs de silence et d'inertie qui ruinent les detinées parce qu'il n'existe pas d'amitié et d'esprit de communauté pour briser la violence qui aliène jusqu'au for intérne et muet de la peau depuis que l'économique a remplacé le social." Patrick Laupin analyse le fonctionnement de la société marchande: culpabilisation des exclus, des chômeurs, des salariés... et séduction du discours dominant. " Le cimetière des prolétaires" est ainsi un beau poème émouvant qui fait penser à « La servante au grand cœur» de Baudelaire, mais traversé par (je sais, je sais, l'expression n'est plus de mise, mais...), traversé donc par une conscience de classe. Patrick Laupin sait d'où il vient, à qui (à quelle classe) il doit sa lucidité et sa conscience du réel. Il y a là de beaux vers à méditer : « Ô mes frères mes camarades / Je continue seul mon communisme». Il y a encore de belles pages sur la nature (le Rhône, la Barre des Cévennes) mais qui dépassent la simple description, qui explorent les rapports qu'un paysage peut entretenir avec le coprs qui parle. Décrivant le bassin houiller qui s'étend du « sud dela corniche des Cévennes et jusqu'au col de Porte», Patrick Laupin écrit : « Il règne aux abords du sanctuaire des ouvriers mineurs un libre assaut de lumière et d'ombre qui donne le sentiment de devoir refaire entièrement le langage

A tous les accidentés de la vie, à tous ceux qui cassés par l'histoire, brisés par l'économie et qui sont sans voix, Patrick Laupin rend la parole et la dignité. Ce qui se dit alors est à l'opposé du bavardage complaisant des maîtres du monde et de leurs laquais. Il y a là oeuvre d'écrivain, une écriture qui n'a rien à voir avec le verbiage des écrivailleurs que chaque rentrée littéraire lance comme le quelconque produit d'un industriel coté à la Bourse... Patrick Laupin, par son écriture, traque le réel. Et qu'on ne s'y trompe pas: même si de nombreuses pages sont consacrées au langage, à l'art, à la poésie, ce livre est profondément politique au bon sens du terme. J'en veux pour preuve ce très beau texte (« Qui traverse le noir océan où l'autre est enfermé ?» sur la violence économique et ses conséquences (destruction du dialogue, carriérisme, destruction de la culture, du sens…). Mais rien n'est désespéré : Patrick Laupin n'écrit-il pas : « On est capable d'écouter en laissant à l'autre la place entière qui lui revient.»

Et je n'aurai dit que peu de ce livre traversé par l'imparable du tressaillement qu'il faut lire car on y découvre une voix majeure de ce temps.