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Les traces d’un abîme

Roger Dextre

Bulletin de souscription (1985)

« Devant moi, ce sont des phrases
et depuis toujours des fleurs. »
Ce livre se présente comme une suite d’évènements de pensée, de langage, de perception dont l’écriture est tout à la fois le moyen et l’enjeu. Mais, comme dans les constructions logiques du début de la perspective en peinture (chez Uccello par exemple) on acquiert vite l’impression que la direction donnée recèle un danger panique, dont la formule pourrait être : « esse est percipi », « être, c’est être perçu », clôturant l’expérience même de ce dont il y a perception.
Au point, me semble-t-il, qu’il y a nécessité de commencer la lecture par une sorte d’erreur de pensée qui la menace : « Dans l’écriture, il faut accepter de perdre le poème, le laisser là où il nous laisse, il dénonce l’illusion qui serait celle de vouloir signifier l’immédiat, le tout. »
Entendons que de l’être, l’être perçu répond et ne répond pas, avouant et engageant un mouvement d’extrême douleur inapaisée qu’interroge tantôt la tristesse, tantôt la nature, revers et face d’une histoire qui ne se construit qu’en s’effondrant. De l’objet à l’écrit et au senti se creuse un drame décousu dont la conclusion serait une continuité accablante, si pouvait s’établir « cet inexprimable d’une fin ».
Mais il ne s’agit pas de conclure. « A la fin le temps défait revient par deux fois pour faire contre et face. Restent la lassitude, la fièvre, ces nappes de grésil bleu sur la grève. » Ce qui s’oppose dans Ces moments qui n’en deviennent qu’un est ainsi l’intelligence non pas accrue, non pas diminuée par le « sentiment d’un instant sur l’autre », mais déplacée par leur dégagement réciproque, précis, précis et beau. Quelque chose comme l’acuité d’un regard pensant ce qu’on croyait savoir ou voir, l’aggravant. Enfin un souffle vivant la clarté de signes à la limite de l’oubli et du mémorable.
Cela dit, il y a, emportant, un mouvement souverain bien-que très démuni, dans lequel cette contradiction se détériore, fait un pas en avant ou en arrière ; alors tout le livre oscille sous une charge inconnue : « Nature et réalité ne sont qu’un ». La beauté re-vient, laissant les traces d’un abîme : « Peu de mots en somme / une image quelque part / l’inutilisable cercle / nature et beauté s’abîment. »
« Inexprimable d’une fin », non pas comme arrière-fond, mais jeu, vide central d’une parole en proie à cela :
« L’expérience ne s’apprend pas, ne se connaît pas. »