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Patrick Laupin, la parole réconciliée
Jean-Marc Vidal
La Polygraphe, 2005
L’écriture poétique porte en elle une tension, un but qu’elle n’atteint que par hasard ou par effraction : changer notre façon d’entendre les mots, nous inviter à accueillir en nous une parole inouïe, nous aider à trouver le lieu de cet accueil et, dans cette rencontre, atteindre du langage le point d’incandescence, là où brûle notre secret dans la solitude des heures. Et nous, qui lisons, plongés dans ce grand bain de la parole, d’abord crispés, cherchant le salut dans de grands gestes d’interprétation, il nous faut délier notre lecture, nous laisser porter par les vagues du texte, adapter nos mouvements, éprouver ce transport, accepter la métamorphose. La véritable lecture, celle qui nous change, a lieu lorsque le texte prend en nous, opère des transformations que le corps accueille, perçoit et restitue. Cette lecture, cette expérience du rythme qui semble nous faire autre, nous fait, selon le mot de Nietzsche, devenir ce que nous sommes.
Lire, ce mouvement étrange, simple et radical, devient aujourd’hui de plus en plus difficile et rare car les livres font obstacle à la littérature, le spectacle évacue la pensée, le culte de la nouveauté accélère le mouvement de vivre. Plus encore, notre époque fige les écrivains, les disparus mais aussi les contemporains, dans des représentations, au plus loin de nous, dans ce dispositif culturel qui toujours fragmente le corps social. Il est pourtant des écrivains aujourd’hui qui risquent leur statut et leur existence pour vivre la littérature comme une transmission et une relation. Peuvent-ils être entendus, à l’écart de l’échange généralisé des marchandises et des représentations ? Leur voix insistante nous parle cependant. L’entendre et y répondre reste l’une des fragiles voies d’une humanité partagée.
C’est la voie que nous invite à suivre Patrick Laupin à travers ses textes, véritablement offerts à notre lecture, et c’est cette même voie qu’il emprunte pour creuser la promesse de Stéphane Mallarmé « chaque homme est la chance d’un livre ». De plain-pied avec l’humanité, traversant les barrières sociales, Patrick Laupin a passé l’essentiel de son existence jusqu’à ce jour au service des autres, de tous, des enfants fous et des naufragés de l’existence, leur transmettant cette énergie de la parole, cette capacité d’écrire qui est aussi une capacité de vivre.[1] Cet engagement humain se double d’une écriture souveraine, embrassant dans sa densité et son ambition la communauté des lecteurs. Dans le même homme cohabitent une simplicité concrète et un travail de la pensée qui ne passe aucun compromis avec la complexité du réel, de l’être, de l’écriture. A ceux qui s’interrogent, à la lecture de son étude sur Stéphane Mallarmé[2] , comme à celle de ses précédents ouvrages, sur sa qualité, poète, essayiste ou encore philosophe, je dirai qu’il poursuit le travail d’une pensée et d’une écriture d’avant la fragmentation des savoirs, l’éclatement de la littérature et l’hégémonie des sciences humaines. Des deux cotés du langage, celui de la lecture et celui de l’écriture, des deux cotés du réel, celui de la souffrance des corps et celui de la fulgurance de la pensée, il est sur la voie d’une parole réconciliée, qui choisit la relation plutôt que la maîtrise, qui fait écho aux rythmes fondamentaux du vivant et de l’humain.
*
je pense à midi qui n’existe pas
et à ce monde
privé de sainteté
ou presque[3]
Il y a dans l’écriture de Patrick Laupin une douceur génératrice, quelque chose qui nous préexiste et nous emporte. La lecture comme le mouvement d’une naissance : « chaque lecture est une naissance probable ».[4] L’écriture pour nommer notre faille initiale. Ecrire, lire, c’est alors « entrer dans ce langage où souffre à jamais quelque chose d’irréparable ».[5] Accéder à cette souffrance ontologique, c’est à la fois la maladie et le remède. Qui lit Poésie.Récit. prend le risque de la douleur muette et de la conscience qui remonte à la source. L’écriture de Patrick Laupin se déploie avec la fluidité de la lumière, dans une exigence radicale et une ouverture fraternelle. Le poète est le veilleur de la désespérante condition de l’homme, sa déchéance, sa douleur. Il dit comment cette chute se transmue en espoir de vie et ce presque sonne comme une promesse qui nous fait traverser la blancheur de l’attente, découvrir un fleuve, une clarté, un morceau de « ciel enfantin ».[6] Rassemblant sept recueils publiés entre 1981 et 1996, Poésie.Récit. dévoile un chemin d’écriture qui s’appuie d’abord sur l’expérience du temps et de la disparition. « Ecrire exige ainsi, sans doute, qu’il n’y ait plus rien. Rien ruines reflets traces enfuies, même pas une lueur, une traînée d’ombre ».[7] Cette disparition des êtres, des proches, des expériences accumulées, est la condition d’émergence de l’écriture comme trace de fidélité, comme volonté de transmission, comme mouvement de traversée du temps. Dans la parole de l’écrivain restent présentes les voix des disparus. Dans la présence du texte, la disparition, la chute, le négatif sont reconnus comme constitutifs de l’être. Le langage lui-même est ouverture sur le vide, le silence, l’absence. Le salut vient alors de l’expérience de cette chute, de cet échec, de notre fêlure initiale, de ce trou du langage. C’est ainsi que l’écriture, expérience limite, permet d’établir une « analogie entre des enfants perdus dans leur langue, catalogués inaptes, retardés, et des poètes, des écrivains qui ont mis en avant de leur œuvre non pas l’intelligence mais une fonction de méconnaissance, un défaut d’entendement qui sont pourtant la seule entrée possible dans le langage ».[8]
Ce « rapport entre la conscience lésée et la conscience souveraine »[9] que Patrick Laupin établit dans Le Courage des oiseaux, est l’une des formes que prend dans son œuvre une approche démocratique de l’existence et de la littérature. C’est qu’au-delà des formes socialement déterminées du rapport des humains avec l’écriture et la lecture, il dévoile en chaque être la présence simple et concrète du langage, le trésor enfoui d’une parole silencieuse. Ainsi dans Les Visages et les voix : « un mineur est langage tout entier dans son corps ».[10] Une telle affirmation désigne le corps comme gardien de la « question muette »[11] , comme réceptacle de l’expérience humaine, blottie dans les corps silencieux. « Les mineurs n’écrivent pas, ils sont écrits. Ils sont sentinelles du vivant, puiseurs du mémorable ».[12] Et c’est bien le projet de ce grand livre de synthèse qu’est Les Visages et les voix, livre de témoignage, de quête et de fidélité, que de donner « les mots du passage »[13] , de faire vivre « l’espérance de possibles retrouvailles »[14] en portant ces voix, en nous les faisant entendre comme l’écho des rythmes naturels. L’existence des mineurs, leur vie de souffrance et de dignité reprennent corps dans l’écriture de Patrick Laupin.
« Je voudrais faire passer « ça » dans la poésie, c’est cette douleur de ce qui a péri avec le rythme que je voudrais transcrire nue, intacte, dépouillée ».[15]
*
Stéphane Mallarmé, dans son langage, lui aussi est descendu au fond[16]
Que signifie aujourd’hui lire Mallarmé ? Un siècle après sa mort, le même reproche d’hermétisme et d’obscurité volontaire plane sur son œuvre. Nous ne savons pas mieux lire Mallarmé. Peut-être même nous est-il devenu encore plus étranger.
La figure de Mallarmé est une présence constante dans l’écriture de Patrick Laupin. Dès le jour l’aurore [17] et dans presque tous ses livres apparaît le nom du poète dont il dira dans Le sentiment d’être seul : « Mallarmé fut toujours pour nous un mot plein de larmes, le seul à donner vrai pont de conscience à l’absence… ».[18]
Dès les premières pages de son étude dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », Patrick Laupin précise : « ces pages ne cherchent pas à apporter d’explication nouvelle mais, fidèles au texte, à ouvrir la voie d’une lecture de ce qui est réellement écrit ».[19] Il n’apporte pas une interprétation ou un commentaire de plus de l’œuvre mais vise à nous accompagner dans sa difficile appréhension, car il nous déclare en effet « sa lecture est exigeante, c’est incontestable »[20] et esquisse ce qui unit Mallarmé à Hölderlin, Baudelaire ou Emily Dickinson : « même force tendue entre conscience native et parages de foudre des ténèbres et du néant, ce qui fait que pour les lire il faut que nous fassions nous-mêmes l’épreuve d’un vide, d’un rien, de l’indicible ».[21] On comprend dès lors la difficulté de notre époque, qui ne cesse de fuir le vide et le silence, à lire ces poètes, à se confronter à leur « solitude essentielle ».[22]
L’expérience existentielle du lecteur permet seule d’accéder au texte, comme l’expérience de Mallarmé, « confronté toute sa vie au deuil et à la disparition »[23] - celle de sa mère alors qu’il est âgé de cinq ans, celle de sa soeur, puis celle de son fils Anatole, mort à huit ans en 1879 - lui donna la « lucidité de la fragilité inouïe des humains ».[24] Et ses personnages, Igitur, Hérodiade, le Faune, le héros du Livre, « héros impassibles et muets qui questionnent intuitivement jusqu’au vertige originaire de leur humanité parlante »[25] sont les figures de sa quête douloureuse. Ainsi Igitur qui « oblige Mallarmé à repasser par les failles mortelles et hallucinatoires de sa propre histoire ».[26] C’est la richesse des fragments posthumes, en complément de la correspondance, que d’établir le lien avec la biographie du poète et l’expérience de la souffrance. Ils « plongent l’existence jusqu’aux racines de l’angoisse, dans un mi-dire originaire de la terreur et de la parole, dans le corps enfant ».[27] Et comme l’écriture, la lecture est liée à l’expérience. Plus qu’une compétence de lecture, c’est une expérience d’existence qui donne au lecteur la capacité de lire le texte de Mallarmé, d’entrer dans le langage, de vivre la lecture comme un partage de sensations dans la langue, comme un remontée vers l’origine de l’être, vers la souffrance natale. Accéder au sens mystérieux de l’existence, telle est bien la nature du projet mallarméen comme en témoigne sa définition de la poésie : « la poésie est l’expression par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux de l’existence ».[28] Lire Mallarmé, c’est tourner notre regard vers le mystère de l’existence. Mais l’énigme demeure. Ce n’est pas l’écriture qui est obscure mais le réel. Et les mots qui le nomment dans « les poèmes dits hermétiques et obscurs (…) qu’un siècle de critique s’est ingénié à tirer au clair (…) n’ont jamais été écrits pour être compris mais pour être entendus… ».[29]
*
Expérience de la poésie qui fait qu’elle est haïe par l’éloquence vulgaire des thésauriseurs. Il est vain et radicalement inutile d’en parler avec ceux qui n’en ont pas l’intuitive résonance, la fêlure et la faille, au creux du corps [30]
Comme écrire fut pour Mallarmé « creuser le vers », c’est pour Patrick Laupin « descendre dans la voix »[31] , « créer avec les mots un état du corps équivalent à celui du moment où le langage nous traverse ».[32] Car « seules la parole et l’écriture créent des liens, accueillent ce qui tombe, nous sortent de l’indéchiffrable et du muet ».[33]
Le Courage des oiseaux nous montrait comment certains enfants murés dans l’indéchiffrable purent desserrer l’étau de leurs émotions profondes en avançant dans la langue. La démarche de Patrick Laupin avec eux pendant dix ans, qui visait à leur permettre de renouer avec le rythme de leur propre voix, peut s’exprimer dans les termes mêmes qu’il emploie pour définir l’esprit du Livre selon Mallarmé : « cette dualité du don et de l’accueil de la parole »[34] , car « la pensée, la poésie, la conscience appartiennent autant à celui qui écrit qu’à celui qui écoute ».[35]
Cette affirmation redonne au langage sa force indissociée à travers un double lien. D’abord celui qui unit les formes de la conscience et de la parole, qui renonce à l’éclatement des discours spécialisés qui fragmentent et enferment l’homme, qui se donne un projet qui renoue avec l’origine : « la philosophie, on devrait proprement ne l’écrire qu’en poèmes ».[36] L’autre lien essentiel est celui qui traverse la communauté humaine, ceux qui font usage de la parole ou plutôt ceux que la parole traverse et humanise, dans un mouvement qui dessine d’un même geste notre fêlure ontologique et notre parcours d’existence. Cette parole réconciliée circule entre le simple, le quotidien, le concret et sur son autre versant l’inaudible, l’ineffable. Elle est celle des mineurs, de leur « immobilité savante »[37] et de quelques autres compagnons de vie : « J’ai trouvé mes alliés substantiels dans la tête pensive de quelques enfants fous, de quelques voyous méchamment lettrés ou quelques vagabonds analphabètes, ce qui revient au même, et en quelques êtres d’écoute et de bonté naturelle, dont le corps ne trahissait pas l’émotion sincère, avec eux je pus vivre, il ne vous volent pas et ne vous enlèvent pas votre corps, ils sont le poème écrit qui écoute l’inouï transfert de songe presque impossible à dire dans la lettre inécrite du cœur ».[38] Cette parole tourne dans notre irrémédiable tourment, dans la tiédeur de notre peine et dans la douceur du silence. Elle est un signe, un passage, le rêve et le mystère. Elle est le seuil de notre mémoire, notre conscience inhabitée. Elle dépasse le faible bruit des vies brisées d’ennui, elle accoste nos continents enfouis perdus dans l’immobile, elle nous redonne, dans la chute des heures, la clarté essentielle où partager notre quête. Cette parole passe par les voix qui l’accueillent et la portent, s’offre à ceux qui veulent l’entendre : « Mallarmé ne concevait pas autrement Le Livre écrit en chacun, même le supposé le plus ignorant, chacun pouvant en dévoiler un pan de merveille et de mystère, mais fermé aux yeux de ceux intéressés à ne rien voir ».[39] Patrick Laupin écrit depuis ce lieu ouvert et insaisissable où se transmettent la mémoire et l’énigme du monde. Aux malmenés de l’existence, à ceux qui tentent d’avancer dans une société d’où s’absente la parole, aux « frères pauvres qui tant naviguent », à chacun il fait cette prière « je te supplie d’écrire dans ma voix ».[40] Il porte « ce langage humain devenu rythme »[41] le transmue dans le corps des mots et nous donne à lire un poème-monde où celui qui le veut trouvera son chemin.
Jean-Marc Vidal
[1] Le Courage des Oiseaux (réed. Comp’Act, 2004) permet à chacun de découvrir une partie de cet engagement.
[2] Stéphane Mallarmé, Seghers, 2004 (Coll. Poètes d’aujourd’hui)
[3] Le vingt deux octobre ( Poésie.Récit. p.214, Comp’Act, 2001)
[4] La rumeur libre ( Poésie.Récit. p.201)
[5] Ibid, p.156
[6] Le sentiment d’être seul ( Poésie.Récit. p.307)
[7] Le jour l’aurore ( Poésie.Récit. p.9)
[8] Le Courage des oiseaux, p.189
[9] Ibid, p.190
[10] Les Visages et les voix, p.42 (Comp’Act, 2001)
[11] Ibid., p.13
[12] Ibid., p.17
[13] Ibid., p.32
[14] Ibid.
[15] Le sentiment d’être seul ( Poésie.Récit. p.290)
[16] Les Visages et les voix, p.202
[17] Première édition : Ed. Actuels, Henri Poncet, 1981. Repris dans Poésie.Récit.
[18] Première édition : Ed. Paroles d’Aube, 1996. Repris dans Poésie. Récit. p.278
[19] Stéphane Mallarmé, p.14
[20] Ibid., p.13
[21] Ibid
[22] Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, 1955
[23] Stéphane Mallarmé, p.15
[24] Ibid.
[25] Ibid., p.31
[26] Ibid.
[27] Ibid., p.12
[28] Lettre à Léo d’Orfer, 27 juin 1884
[29] Stéphane Mallarmé, p.19
[30] Le sentiment d’être seul ( Poésie.Récit. p.263)
[31] Clarté du temps ( Poésie.Récit. p.53)
[32] Les Visages et les voix, p.19
[33] Ibid., p.16
[34] Stéphane Mallarmé, p.12
[35] Ibid.
[36] Le sentiment d’être seul ( Poésie.Récit. p.284)
[37] Les Visages et les voix, p.31
[38] L'Homme imprononçable, Ed. La Rumeur libre, 2007, p. 202
[39] Les Visages et les voix, p.103
[40] Le sentiment d’être seul ( Poésie.Récit. p.223)
[41] Le vingt deux octobre ( Poésie.Récit. p.211)
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